Déserter, parvenir, ou investir ?
Nos contradictions résumées en une vidéo virale et une campagne de publicité. (Je vous conseille de cliquer sur le titre pour une lecture plus agréable)
Cher·es lecteurices,
Je vous écris du plus profond de ma stupéfaction. Je parlerais volontiers d'incompréhension, mais malheureusement tout est limpide ; ne reste que la frustration. En une seule et même journée, j’ai été secouée par l’appel à déserter des étudiants diplômés d’AgroParisTech, puis saisie d’effroi par la nouvelle campagne de publicité de l’application bancaire Lydia, qui annonce rendre le trading accessible à tous.
En une seule et même journée, alors que les jeunes ingénieurs énonçaient sans l’ombre d’un doute que “l’innovation technologique et les start-ups ne sauveront rien d’autre que le capitalisme”, Lydia lance Le Trading selon Lydia : “Investissez dans des entreprises et des cryptomonnaies comme vous faites un Lydia®”.
Cette même semaine, alors que des ados écrivaient leur détresse après avoir appris que la crypto-monnaie Terra Luna, dans laquelle ils avaient investi toutes leurs économies, s’est effondrée de 98%, je suis restée figée, sur le quai du RER C, face à un slogan qui m’enjoignait à “achete[r] du BTC à bord d’un VTC”.
La campagne de Lydia et le discours des étudiants d’AgroParisTech prêchent chacun leurs convaincus, et, au fond, les deux cibles semblent être en quête de la même chose : l’émancipation. Les uns, du salariat et de la vie modeste, les autres, du capitalisme et de ses effets écocides. Y a-t-il une résolution possible ? Peut-on encore espérer se rejoindre à mi-chemin ?
M’est revenu en tête, comme le refrain d’une chanson depuis longtemps oubliée, le titre d’un essai : Plutôt couler en beauté que flotter sans grâce. J’avais croisé sa route à plusieurs reprises, mais il y a encore un an, je ne me retrouvais pas dans l’alternative défaitiste qu’il propose. Aujourd’hui, je suis extrêmement mal à l’aise de nous voir couler sans grâce. J’ai arpenté les librairies de Paris jusqu’à trouver un exemplaire de cet objet poétique que j’ai englouti en quelques heures, avec la sensation d’avoir trouvé de l’eau au milieu du désert.
Ci-dessous donc, une analyse de la campagne Lydia, et pourquoi elle vient toucher quelque chose d’essentiel, les messages clé de l’essai Plutôt couler en beauté, et un petit éloge de la ruine.
Bonne lecture !
💸 Prendre la grosse tech
L’application Lydia introduit une nouvelle fonctionnalité : le trading. La promesse est “d’investir dans les entreprises et les cryptomonnaies comme on ferait un lydia”.
Je réalise en écrivant cela qu’une antonomase est en train de naître autour de “faire un lydia”, que je définirais donc ainsi : faire un virement instantané via son smartphone vers un numéro de téléphone plutôt qu’un RIB.
🤵 Le trader constitue la figure du parvenu par excellence, un bel exemple de self-made man. Prenez les représentations de trader au cinéma : il s’agit d’un homme, parti de rien, qui devient millionnaire du jour au lendemain avec un peu d’esprit et beaucoup d’audace. Lydia “nous” autorise à rêver de cette destinée en la démystifiant :
Plus de barrière tarifaire : à la différence d’un PEA en banque, le trading selon Lydia est annoncé sans frais, il suffit d’un euro pour faire son premier investissement.
Une app de trading comme réseau social : “Parce que plus on est de fous, mieux on investit, vous pouvez suivre la performance de vos amis, pour vous inspirer… ou même comparer vos portefeuilles.” Là, j’ai un peu peur.
S’adresser en priorité aux aficionados de la tech : en mettant les cryptos et les entreprises au même niveau, ou en mettant en avant des start-ups de la tech. Pour combien de personnes en France, BTC et VTC évoquent-ils quelque chose ? Ok, “Le monde du trading s’ouvre à vous”, mais si vous avez les bons codes.
Je vous parle de cette campagne de communication car je pense qu’elle cristallise ce qui nous empêche encore de ralentir, alors même que les rapports sur l’urgence de le faire se multiplient. Il y a dans l’innovation un aspect proche du gambling, dans la mesure où on parie que la prochaine innovation sera la bonne, et la prochaine encore sera accessible à tous. Dans ce contexte, comment renoncer au monde moderne alors qu’on rend enfin accessible ce qui était jusque-là l’apanage d’un petit groupe de personnes ? Pourquoi déserter au moment où on me promet enfin, non pas la Lune, mais Wall Street ?
— Toutes les citations viennent de la page dédiée au Trading selon Lydia sur le site de Lydia.
⛵Refus de parvenir et autres boucliers : lecture de Plutôt couler en beauté que flotter sans grâce
J’ai donc fini par lire ce bel essai écrit par l’autrice et militante écosocialiste Corinne Morel Darleux. Dans son défaitisme (car, pour elle, il est déjà trop tard), elle nous donne quelques clés pour préserver malgré tout ce qui nous reste à vivre : le refus de parvenir, la diginité du présent, et le cesser de nuire.
Le refus de parvenir
À contre-courant des innovations de la fintech, certains et certaines, comme les Agros qui bifurquent, prônent le refus de parvenir, cette notion politique qui trouve ses racines dans l’anarchisme. Refuser de parvenir, c’est avant tout refuser de collaborer avec l’Etat, et plus largement refuser de participer à l’oppression que le pouvoir perpétue. Il s’agit de rester à sa place, même lorsque l’ascenseur social se présente, à la fois par loyauté, mais surtout pour poursuivre la lutte.
“Le refus de parvenir est avant tout une émancipation de la tutelle et de l’autorité, qu’elle soit exercée par l’Etat ou par une communauté d’intérêts. [Il] revêt un autre intérêt collectif aujourd’hui, celui de la lutte contre l’hubris et la démesure qui sont en train de détruire les conditions d’habitabilité de la planète.”
La dignité du présent
No Future, il ne sert plus à rien de se battre aujourd’hui pour espérer sauver demain. “Tout juste peut-on tenter d’en préserver la beauté (…) avant d’avoir tout saccagé.”
Le sel de la vie : pour une esthétique de la frugalité
“Il ne s’agit pas de se dépouiller par goût de l’ascèse ou d’héroïsation de la privation, mais au contraire de se mettre en quête de ses merveilleux insignifiants, ses petits luxes à soi, ceux qui se trouvent à portée de main et ne nuisent pas”.
Dans Le sel de la vie, l’anthropologue Françoise Héritier a listé toutes ces petites choses agréables qui ont adouci sa vie, invitant le lecteur à aiguiser ses sens pour aller capter chacun de ces instants.
Cesser de nuire
C’est-à-dire arrêter de coopérer avec un système qui détruit les conditions d'habitabilité de la planète : couper l’eau du robinet quand on se brosse les dents, prendre le vélo plutôt que la voiture…
— Tous les extraits entre guillemets sont tirés de l’essai, que je ne peux que vous inviter à lire. Il fait une centaine de pages et se lit très facilement.
🏗️ Éloge de la ruine
Dans son interview à Benjamin Perrin (Plumes with attitude), Fanny Vedreine affirme que le féminisme ruine des vies (pour mieux les reconstruire). C’est vrai, et c’est le cas aussi de l’écologie, et de chaque chaque prise de conscience.
Et parce qu’il n’y a rien qu’Aragon n’ait déjà pansé par les mots, un extrait de “Poème à crier dans les ruines” :
Écoute ces pays immenses où le vent
Pleure sur ce que nous avons aimé
L’un d’eux est un cheval qui s’accoude à la terre
L’autre un mort agitant un linge l’autre
La trace de tes pas Je me souviens d’un village désertA l’épaule d’une montagne brûlée
Louis Aragon, La Grande Gaîté, 1929
📚 À lire et à regarder
Les Terrestres, une BD dans laquelle Noël Mamère et Raphaëlle Macaron vont à la rencontre de ceux qui se préparent à l’effondrement. Cliquez ici pour lire une interview de Raphaelle Macaron réalisée par mes soins.
Elise sur les chemins, Bérengère Cournut. Un roman en vers librement inspiré de la vie familiale du géographe et écrivain anarchiste Élisée Reclus.
Plutôt couler en beauté que flotter sans grâce, Réflexions sur l’effondrement, un essai de Corinne Morel Darleux.
La revue Socialter et en particulier le numéro “à quoi devons-nous renoncer ?”, et leur prochain hors-série : Comment nous pourrions vivre
Dans la forêt, Jean Hegland. Un roman qui suit deux soeurs qui tentent de survivre en autonomie dans la forêt alors que la société s’est effondrée.
La série Industry sur des jeunes traders, HBO.
“Poème à crier dans les ruines”, Louis Aragon, qu’il faut lire et relire, en entier.
Avez-vous d’autres recommandations pour compléter cette liste ? Laissez un commentaire !
👀 Qui êtes-vous, vous qui lisez Prisme ?
Dans le dernier numéro de Prisme qui portait beaucoup sur le genre, j’avais fait un sondage pour savoir quel genre dominait mon lectorat. Merci à toustes celleux qui ont répondu, et voici le camembert promis :
En tout cas, un grand merci à tout le monde qui lit Prisme, et pensez à partager si ça vous plait ☀️