Bonjour bonjour !
J’ai été obligée de faire une pause depuis le dernier numéro de Prisme, car je suis en plein déménagement, et je cours après chaque minute de mon temps. Aujourd’hui, en me forçant à mettre en forme les notes que j’ai prises depuis un mois (car j’ai quand même continué à penser à vous), je me suis aussi rendu compte que je peinais à me consacrer à d’autres sujets sans parler de ce grand changement dans ma vie. Alors que ce déménagement m’obsède (aussi bien du point de vue pratique : la couleur des murs, où trouver des cartons?, que du point de vue psychologique : comment était-ce jusqu’à présent, quelle perspective de l’après), je m’interdisais d’en parler ici, me disant que c’était banal et personnel, et que ça ne vous apporterait rien de bien intéressant. Néanmoins, je crois qu’il arrive à beaucoup de personnes de déménager, et ce n’est rien d’anodin, alors j’y ai réfléchi.
Un autre événement récent a provoqué un séisme chez moi, comme chez beaucoup de personnes, et m’a enfoncée un peu plus loin dans le silence : la révocation de l’arrêt Roe v. Wade aux Etats-Unis le 24 juin dernier, à laquelle j’ai encore du mal à croire. J’ai profondément peur. J’ai vu passer des dizaines d’argumentaires condamnant cette décision - mais faut-il encore argumenter ? Il s’agit d’une punition faite aux femmes ; de celles que l’on rend publiques et douloureuses, pour montrer l’exemple. Pour que tout le monde ait bien en tête qui décide. Pour rappeler que les efforts combinés de générations de personnes peuvent être annulés en un claquement de doigts. Et c’est bien pire de révoquer que de ne jamais accepter.
Il n’y aura pas d’autre encart dédié à ce sujet dans ce numéro, pour plusieurs raisons : il y a des sujets sur lesquels nous manquons d’informations, de clés de compréhension, il y a des sujets que l’on voit toujours sous le même angle, il y a de la violence symbolique qu’il faut parfois mettre en lumière, sans quoi elle évolue masquée, il y a des sujets à nuancer, à questionner, à thèse-antithèse-synthétiser. Je refuse de croire que le droit à l’avortement en est un. Je remercie toutes celles et ceux qui, avant et après le 24 juin, ont généreusement pris la parole pour dénoncer ce crime, et qui veulent bien, pour nous, laisser entrer en eux la colère et la tristesse qui accompagnent le fait de creuser ce sujet.
Il y a quelques semaines, je suis tombée nez à nez avec une nouvelle campagne de publicité pour le salariat. Enfin, pour les avantages des salariés. En fait, c’était pour une carte ticket-restau.
Et, parce que les vacances arrivent, et que les frontières ne sont pas tout à fait ce qu’elles étaient avant, qu’on parle aussi plus d’empreinte carbone qu’avant, je me suis demandé : ai-je vraiment besoin de voyager ?
Initialement, je me disais que ce serait un numéro un peu décousu, sans thème conducteur. Puis, au moment de l’envoyer, j’ai réalisé que ce numéro traite de trois piliers fondamentaux de l’existence : le domicile, le travail, le voyage. Voici donc un numéro sur les choix de la vie adulte.
Ciao!
🏡 Trajectoire de vie : étape : chez soi
Après avoir vécu deux ans en colocation avec une graphiste bretonne, elle s’en va vers Nantes, et je m’en vais deux rues plus loin. Avant, j’avais toujours vécu seule, de mes 17 à mes 23 ans. Ici, j’ai vécu plusieurs confinements et couvre-feux, accompagnée. “J’ai tellement de chance” a été mon refrain pendant deux ans.
Maintenant, j’ai beaucoup de chance aussi d’avoir mon propre appartement. Pendant mes recherches, j’ai reçu un numéro de la newsletter maybe baby de Haley Nahman, intitulé Why do we aspire to live alone? . L’autrice questionne l’objectif que l’on se donne d’habiter seul. Elle souligne le statut social qui y est associé : c’est un gage de confort financier, et (donc) d’âge adulte. Néanmoins, si l’humain est un être social, pourquoi, à un certain âge, en a-t-on fait la norme ? Même si j’aime être indépendante et que j’ai besoin de solitude, je sais que je suis influencée par au moins deux choses : l’individualisme prégnant, en particulier à Paris ; et certains messages féministes, qui placent l’indépendance de la femme au-dessus de tout.
Ces réflexions m’ont rappelé le travail de la sociologue Cécile Van de Velde, qui a étudié les manières de devenir adulte en Europe. Elle en distingue 4 :
🇩🇰 Pour les Danois, il faut se trouver : expérimenter et se chercher afin de définir qui l’on est.
🇬🇧 Chez les Britanniques, il faut s’assumer ; travailler tôt pour être indépendant financièrement et ne plus dépendre ni de sa famille ni de l’Etat.
🇫🇷 En France, il faut se placer : investir dans des études, obtenir des diplômes et un statut social gratifiant le plus vite possible ; trouver sa place et ne plus en bouger. (📚 La Place, Annie Ernaux)
🇪🇸 Enfin, pour les jeunes Espagnols, il y a 3 étapes : trouver un emploi, se marier, puis acheter un logement. Le mot d’ordre : s’installer.
L’étude de Van de Velde date de 2008, et je me demande dans quelle mesure les modalités de passage à l’âge adulte se sont depuis influencées les unes les autres. L’importance des diplômes en France n’a pas reculé, mais je crois qu’il s’agit aussi davantage de s’assumer et de se trouver, dans la mesure du possible.
Source : Cécile Van de Velde, Devenir adulte. Sociologie comparée de la jeunesse en Europe, Paris, PUF, « Le Lien social », février 2008.
Le photographe Alec Soth a voyagé aux Etats-Unis, au Royaume-Uni et en Europe, pour photographier les gens là où ils sont le plus à l’aise : chez eux. En est sortie la série I know how furiously your heart is beating.
👔 L’eldorado du salariat selon Swile
Malin, très malin, swile card. Face à la montée des discours sur la volonté d’indépendance, le freelancing, l’auto-entrepreneuriat, devenir influenceur, se reconvertir et se mettre à son compte, etc, la start-up française swile nous propose une autre voie qui aurait tout de même son lot d’avantages : le salariat !
Cette campagne témoigne d’un insight qui existe bel et bien, malgré l’injonction croissante à l’indépendance. En France, cette envie n’est pas si partagée que cela. D’après une étude de l’ObSoCo, seulement 7% des Français déclarent vouloir devenir indépendant, et 4% créer leur entreprise. La majorité (36%) souhaite être mieux rémunérée sans changer de métier.
La même étude relativise le récit actuel selon lequel tout le monde serait en quête de sens dans son métier. Je vous partage la lecture qu’en fait Havas Cortex (juin 2022) :
Post-pandémie, la vision utilitariste de l’entreprise l’emporte : 79 % des interrogés (dont 60 % en premier choix) ont choisi « qu’elle vous permette de gagner votre vie et de subvenir à vos besoins ».
Seuls 25% des interrogés attendent de l’entreprise “qu’elle participe, par son action, au bien commun”. En revanche, 44 % ont opté pour « qu’elle participe à vous rendre heureux » et 34 % « qu’elle participe à votre réalisation personnelle », “soit 77 % qui ont mis en avant la contribution de l’entreprise au bien-être personnel”.
🇺🇸 American Dream 💅
En parallèle, un article du New York Times (février 2021) relate le burnout dont souffrent les jeunes créateurs de contenu. Les influenceurs doivent toujours redoubler d’efforts pour émerger dans une masse de plus en plus saturée. Ils doivent faire face à des critiques qui se transforment en quelques heures en vagues de haine. Ils peuvent avoir 10 millions d’abonnés à 18 ans, et être en burnout à 19.
Enfin, pour en revenir à cette campagne Swile, je trouve assez ironique le fait que les avantages listés par la campagne ne sont pas inhérents au salariat, mais plutôt une liste des droits sociaux acquis au fil du temps grâce aux luttes syndicales, et qui peuvent très bien être mis en péril par les décisions politiques.
Et parce que l’actualité sordide a le mérite de prouver mon point, je vous partage un extrait de mes notes (rédigées début juin, avant la révocation de Roe v. Wade) sur ce sujet :
Vous voyez l’idée ?
✈️ A-t-on vraiment besoin de voyager ?
Mon coeur se serre quand je pense aux pays que j’aimerais (re)visiter, au projet de vivre à l’étranger que je nourris depuis l’enfance, et à cette donnée, qui tombe comme un couperet : pour atteindre l’objectif des 2 degrés, il faudrait limiter l’usage de l’avion à 2 vols long-courrier par personne (par vie). J’ai toutefois conscience que ça n’est pas un sujet pour tout le monde : “40 % des Français n’ont jamais embarqué sur un vol, et seuls 30 % des Français volent au moins une fois par an.”*
J’essaie de réduire, et à la place de voyager, de plutôt mettre ma curiosité, mon envie d’échange et d’aventures dans mon quotidien. J’essaie d’être d’accord avec Sénèque lorsqu’il écrit à son ami que le voyage ne le guérira pas de sa mélancolie :
LETTRE XXVIII. Inutilité des voyages pour guérir l'esprit.
Il n'est arrivé, penses-tu, qu'à toi seul, et tu t'en étonnes comme d'une chose étrange, qu'un voyage si long et des pays si variés n'aient pu dissiper la tristesse et l'abattement de ton esprit. C'est d'âme qu'il faut changer, non de climat. Vainement tu as franchi la vaste mer; vainement, comme dit notre Virgile.
Terre et cités ont fui loin de tes yeux, tes vices te suivront, n'importe où tu aborderas. A un homme qui faisait la même plainte Socrate répondit : « Pourquoi t'étonner que tes courses lointaines ne te servent de rien? C'est toujours toi que tu promènes. Tu as en croupe l'ennemi qui t'a chassé. » Quel bien la nouveauté des sites peut-elle faire en soi, et le spectacle des villes ou des campagnes? Tu es ballotté, hélas! en pure perte. Tu veux savoir pourquoi rien ne te soulage dans ta triste fuite ! Tu fuis avec toi. Dépose le fardeau de ton âme : jusque-là point de lieu qui te plaise. Ton état, songes-y, est celui de la prêtresse que Virgile introduit déjà exaltée et sous l'aiguillon, et toute remplie d'un souffle étranger:
La prêtresse s'agite et tente, mais en vain,
De secouer le dieu qui fatigue son sein.
Lettres à Lucilius, Sénèque, 63-64
Mon mal vient de plus loin
Mais rien n’y fait, je ne serai pas stoïcienne sur ce point. Voyager m’a sauvée de la mélancolie : pas parce que c’est un temps de vacances, de retrouvailles, ou de paysages, ; mais parce que mon mal venait de plus loin. Il a fallu, et il faut encore quand cela resurgit, que je m’arrache à tout ce que je connais et qui me connaît, pour retrouver mon énergie vitale. Il faut que je voie que nous sommes des milliards, que le soleil est le même ailleurs, que les gens, dans leurs mots que je comprends pas, se disent les mêmes choses qu’ici. Je porte en moi un désir brutal de déracinement, dont je connais la source, et qui sera à jamais mon moteur. Je sais que je prendrai le train pour rejoindre les extrémités de l’Europe, mais qu’en est-il des pays plus lointains ?
Et pour vous, est-ce un sujet ? Avez-vous changé votre manière de voyager ?
Je n’ai pas encore eu le temps d’y aller, mais la Fondation EDF consacre une expostion à ce sujet, jusque janvier 2023, à Paris.
*Sources chiffres :
“A quoi devons-nous renoncer ?” Socialter
“Pouvoir voler en 2050”, rapport de The Shift Project publié en 2021
☀️ Recos en vrac pour l’été
Si vous pensez que vous avez des goûts similaires aux miens, ceci devrait vous plaire :
📚 2 romans de Brit Bennett : L’autre moitié de soi, Le coeur battant de nos mères (la traduction française des titres ne rend pas honneur aux bouquins).
📺 La série Gaslit sur le fiasco du Watergate et le gaslighting qu’a subi Martha Mitchell. Avec Julia Roberts et Sean Penn. Si vous aimez American Crime Story et Adam McKay, ça vous plaira !
🍋 Pour des litres de citronnade délicieuse : 4 citrons pressés + 1 c. à soupe de fleur d’oranger + 5 c. à soupe de sucre + 1L d’eau
Et vous, quelles sont vos recommandations pour un été agréable ?
Merci Maya ! Quel beau compliment et quelle joie de constater que j'arrive à accompagner des réflexions !
Coucou Nadia, merci beaucoup pour ton commentaire ! J'expérimente encore quant au niveau de partage d'informations, ça m'aide beaucoup d'avoir ce genre de retour :)