Dieux et déesses de la Silicon Valley
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Hello,
Il y a quelques années, j’ai fait un travail de recherche sur WeWork, l’entreprise de partage d’espace de travail qui a généralisé le coworking aux Etats-Unis et en Europe. Je pensais avancer deux, trois platitudes sur les différents rapports que nous entretenons avec le travail aux Etats-Unis et en France, mais l’enquête s’est avérée bien plus croustillante que ça.
WeWork
Aujourd’hui, WeWork loue 6,5 millions de mètres carrés de bureaux dans le monde, est valorisée à quelque 47 milliards de dollars, et à la veille de son introduction en bourse, son CEO-fondateur Adam Neumann a été gentiment remercié par le conseil d’administration, après que son document d’introduction en bourse ait révélé plusieurs conflits d’intérêt et des pouvoirs particuliers accordés à sa femme Rebekah Neumann. On y apprend aussi qu’il a mis sous licence le mot “We” (“nous” en anglais) pour ensuite le revendre à sa boîte pour la somme de 5,9 millions de dollars. 😶
Avec tout ce matériel romanesque, j’avais été frustrée à l’époque de ne présenter que quelques slides sur leur plateforme de marque. Mais cette année, Apple TV+ m’a fait un beau cadeau en créant la série WeCrashed, qui suit les ambitions d’Adam Neumann, joué par Jared Leto, et de sa femme Rebekah, interprétée par Anne Hathaway. Et mon désir de start-up-drama a été triplement assouvi avec la sortie concomitante de trois séries retraçant le rise and fall de trois fondateurs d’entreprises.
Theranos
The Dropout (Hulu) revient sur ce qui est sûrement le plus gros scandale de la Silicon Valley : l’entreprise de technologie de la santé Theranos, qui a levé 1,4 milliards de dollars en 10 ans, sur la promesse d’un produit d’analyse de sang qui n’a jamais fonctionné. Pire que cela, pour garder la face et continuer à lever des fonds, la boîte a réalisé des milliers de tests et a envoyé des résultats en grande partie erronés à des patients américains. Le procès de sa fondatrice, Elizabeth Holmes, a eu lieu en janvier dernier. Elle a été reconnue coupable de fraude, et encourt plusieurs dizaines d’années de prison, mais le verdict n’arrivera qu’en septembre.
Uber
La saison 1 de Super Pumped revient sur la création et de développement de la société de VTC Uber. Joseph Gordon-Levitt interprète le fondateur Travis Kalanick, qui a été écarté de son rôle en 2017, après avoir essuyé de multiples accusations allant de la corruption à l’entretien d’un climat de harcèlement sexuel.
Ces récits bien réels sont du pain béni pour les scénaristes. Chaque trait de personnalité, chaque levée de fonds, chaque pitch, est digne d’une caricature. Si elles sont très divertissantes, je me pose la question du rôle que peuvent jouer ces séries sur l’opinion publique. J’ai personnellement adoré The Dropout et WeCrashed, mais n’ai même pas réussi à regarder Super Pumped jusqu’au bout, trop grossière, trop virile, trop peu nuancée. Est-ce un défaut d’écriture ? Ou l’histoire du fondateur d’Uber est-elle tout simplement insupportable ?
Un article du média tech Wired soulève l’effet pervers que peuvent avoir ces séries : parce qu’elles sont construites autour de leur personnage central, elles leur attribuent un rôle quasi-démiurgique et renforcent ainsi leur aura. En réalité, leurs décisions, bonnes ou mauvaises, sont aussi largement influencées par leur entourage, l’esprit start-up, et les business angels. Ces récits ne critiquent pas tant le principe de la start-up, qui porte en lui-même ce potentiel de rise and fall, avec des levées de fonds colossales et des attentes de ROI inatteignables, ou encore une interprétation très libre du droit du travail, mais plutôt des individus qui se sont laissé emporter par leur succès. Là où il y a individualisation et psychologisation d’un récit collectif, il y a en général une tentative de déresponsabiliser un système. Ces individus ne sont ni les premiers ni les derniers à se prendre pour Dieu parce qu’ils se retrouvent à la tête d’une licorne. Leur chute ne fait que laisser la place aux prochains candidats.
👋 Bonne lecture !
Esprit démiurgique et spiritualité
90% des Américains déclarent croire en une figure divine1, contre 50% en France2. Toutefois, la norme dans le secteur de la tech serait plutôt de rejeter les religions traditionnelles, et d’ériger la tech en déesse.
🙏 Aux origines de la Silicon Valley : une mission divine
L’esprit de la Silicon Valley trouve ses sources dans l’histoire de la région, et notamment dans l’épisode de la conquête de l’ouest.
En 1845, le journaliste John O’Sullivan désigne par le terme Manifest Destiny (Destinée manifeste) la mission divine du peuple américain de s’étendre et répandre la civilisation.
En 1849 a lieu la ruée vers l’or 🤑, le plus grand épisode de migration de masse de l’histoire des Etats-Unis. 250 000 risk-takers se lancent dans un voyage long et risqué vers l’ouest du territoire, encore inexeploré. Ils n’ont rien en commun mais un objectif commun : trouver de l’or. L’esprit de la Silicon Valley est né.
Aujourd’hui, cette ambition de conquête est restée la même, mais est dirigée vers la résolution de tous les maux, et en particulier de la mort avec le transhumanisme.
Comme Dieu, voire mieux que Dieu, la tech peut tout. Le chercheur Evgeny Morozov parle de “solutionnisme technologique” : avec le bon algorithme, la technologie peut résoudre tous les problèmes de l’humanité, et même ceux qui n’existent pas. Cette croyance se caractérise par une traque à l’imperfection, qu’on retrouve là aussi dans le transhumanisme.
Une étude du Pew Research Center suggère que la majorité des Americains pense que la science et la technologie auront un impact positif sur notre avenir, loin devant les écoles et universités, le gouvernement, et très très loin devant les médias 😥 :
Et celles et ceux qui dirigent la Silicon Valley ne cachent pas leur ambition de se supplanter au gouvernement. Au-delà de rejeter le peu de lois qui régulent leurs activités, ils et elles veulent disrupter la gouvernance. Patri Friedman (anarcho-capitaliste, dirigeant du Seasteading Institute, petit-fils du néolibéral Milton Friedman) déclare :
“Moi, je veux qu’il y ait un marché pour les gouvernements comme pour tout autre produit, [je souhaite instaurer] une gouvernance compétitive”.
Patri Friedman, propos cités dans The Valley de Fabien Benoit.
🙏 New Age et manifesting
Rebekah Neumann, la femme du fondateur de WeWork, adhère au courant New Age, un “courant de religiosité, diffus et multiforme, né aux États-Unis vers 1970 et qui annonce l'entrée dans un âge nouveau de l'humanité, l'« ère du Verseau » 🤷. Il s'inspire de l'ésotérisme, de la théosophie, de croyances extraordinaires propres à d'autres groupes religieux contemporains.”3
Ce courant a des contours très flous, mais il se définit notamment par des pratiques, dont le yoga, la méditation, ou le manifesting, qui consiste à faire advenir quelque chose dans nos vies en y croyant et en voulant que ça arrive.
« Au fond, le manifesting est une religion sans altruisme, (…). La prière traditionnelle est très bien lorsqu’on souhaite le bien-être d’autrui, mais il est légèrement mal vu de faire appel à Dieu lorsqu’on veut simplement un nouveau partenaire ou une Porsche » . Richesse, beauté, partenaire parfait…. La matérialité est de mise dans la majorité des « manifestations » mises en ligne.
Stuart McGuck, The Guardian, traduit par Usbek & Rica
Double standard : le sort des femmes dans la tech
C’est encore aujourd’hui souvent un crève-coeur que d’observer des personnages féminins à l’écran, et ces séries ne font pas exception. Elizabeth Holmes (Theranos) ou Rebekah Neumann (WeWork) sont des machines à malaise, et on peut leur reprocher beaucoup de choses. Sans les défendre, je m’interroge sur les options qu’elles avaient.
En lisant The Valley, une histoire politique de la Silicon Valley, j’ai été lassée de ne voir que des noms d’hommes. Stanford a été créé par un homme, des hommes s’excitent sur des lignes de code dans leur garage, des hommes lèvent et investissent des millards de dollars, des hommes font des keynotes, et des hommes se prennent pour des dieux. Juste : où sont les femmes ?
Well, elles ont plusieurs options de localisation :
👫 Dans l’ombre des hommes, pour les soutenir
La femme du fondateur de WeWork, Rebekah Neumann, a joué un rôle flou dans le développement de l’entreprise. Alors que l’entreprise a officiellement été co-fondée par Adam Neumann et Miguel McKelvey en 2010, Rebekah Neumann se présente depuis 2019 comme la co-fondatrice du groupe. S’appropriant le titre de Chief Branding Officer, il semblerait que son rôle tenait plus du soutien en coulisses de son époux, qui, lui, était sur le devant de la scène.
“Une part importante de la vie d'une femme est d'aider les hommes à manifester leur vocation dans la vie.”
Cette phrase prononcée par Rebekah Neumann lors du WeWork Summer Camp de 2018 lui a valu un bad buzz qu’elle n’a pas tenté de colmater. Fille d’un homme d’affaires riche et frauduleux, cousine de l’actrice Gwyneth Paltrow, puis épouse d’une des 100 personnalités les plus influentes de la planète, Rebekah Neumann peine à se faire son propre nom. De la même manière qu’elle rayonne indirectement via les célebrités qui gravitent autour d’elle, elle est vouée à chuter avec elles, comme lorsqu’Adam Neumann a été écarté de son rôle.
La position de Rebekah Neumann chez WeWork a souvent été jugée opportuniste, mais elle pose la question de la reconnaissance des compagnes de dirigeants. Comment quantifier ce que Rebekah a apporté à WeWork en soutenant son époux ? Que seraient ces entreprises sans les compagnes qui en soutiennent les CEOs ?
La question ne concerne pas uniquement les ultra-riches. Aujourd’hui, le travail domestique et de care n’est par rémunéré, car pas reconnu comme productif au sens des comptabilités nationales. Pourtant, il a une valeur, et c’est souvent pendant les divorces que cette question resurgit (je pourrai développer une autre fois ce sujet complexe, mais les commentaires sont ouverts !).
🤱 Au chevet des hommes pour les rassurer
La question du genre dans le récit autour de Theranos est épineuse. A 19 ans à peine, Elizabeth Holmes abandonne Stanford pour monter son entreprise. Elle lève des fonds sans relâche, auprès d’investisseurs habitués à traiter entre hommes, mais qui semblaient charmés par cette jeune femme à l’air ingénue.
Alors que le look accepté (et attendu) des dirigeants masculins de la Silicon Valley doit être détendu (tongs ou pas de chaussures, sweat à capuche, jean), Elizabeth Holmes abandonne vite ses pulls et débardeurs de sport pour, pendant plus de dix ans, s’habiller tous les jours en pull à col roulé et pantalon de costume noirs.
Pour le philosophe Eric Sadin, l’habit fait le moine dans le Silicon Valley : la tenue de travail doit exprimer sérieux autant que convivialité et bien-être. De plus, ce style détendu typique des dirigeants de start-ups de la tech permet de brouiller notre perception à leur égard. Ils affichent un projet cool et bienveillant, et même si nous ne savons pas exactement ce qu’ils trament dans leurs bureaux et avec nos données, ce look doit nous rassurer.
Alors qu’Adam Neumann ou Mark Zuckerberg se baladent en tongs ou pieds nus, pourquoi Elizabeth Holmes ne pouvait-elle pas être logée à la même enseigne ? Pourquoi a-t-elle misé sur le look plus strict de l’ensemble noir, et un maquillage très prononcé ?
Là où les hommes dans la tech doivent avoir l’air cool et détendu pour ne pas inspirer de crainte, les femmes ont un autre défi, celui d’avoir l’air capable de faire le job. Elle singeait aussi une voix beaucoup plus grave que son timbre naturel, plus masculine et donc plus “sérieuse”.
Elizabeth Holmes a repris l’uniforme de Steve Jobs, dieu à ses yeux et aux yeux du reste de la Silicon Valley.
Elle avait aussi l’habitude d’avoir un maquillage lourd, d’eyeliner et de rouge à lèvres rouge vif. Certains avancent qu’elle voulait ainsi s’approprier les codes ultraféminins, en partie pour séduire les investisseurs (Rupert Murdoch, Larry Ellison, Tim Draper… des Old White Men pour citer le titre de l’épisode 4.) Ce maquillage aurait aussi agi comme son armure, voire un déguisement dans ce rôle de CEO qu’elle a tenu pendant si longtemps.
Durant son procès (décembre 2021), Holmes avait une toute autre garde-robe, dans des tons plus clairs, sans col roulé, en jupe, et sans maquillage. Ce relooking a été analysé par le New York Times comme une tentative marketing d’adoucir l’opinion publique.
💃 Sous les yeux des hommes et entre leurs mains
Après avoir été interpelée par des milliers de clientes, notamment en France avec le hashtag #UberCestOver, Uber a révélé en 2019 avoir enregistré près de 6000 agressions sexuelles aux Etats-Unis en deux ans. Face aux premiers scandales en 2014, la société avait instauré le safe ride fee, soit 1$ supplémentaire par course, qui devait rembourser les coûts liés à la sécurité, à savoir des formations ou des background checks des chauffeurs. Uber s’est ainsi fait 500$ millions de dollars qui n’ont jamais été investis dans de réelles mesures de sécurité, si ce n’est quelques vidéos que les chauffeurs étaient invités à regarder.
Le mal sévit aussi de l’intérieur : plusieurs employées ont accusé la société de harcèlement sexuel. L’ex-compagne du dirigant, Gabi Holswarth, a relaté dans la presse une soirée dans un bar à escorts à Séoul qui avait été signalée aux RH, puis passée sous silence.
Sources et recommandations
Si ce sujet vous intéresse, voici une liste de choses à regarder, à écouter, et à lire, pour vous plonger dans cet univers malgré tout fascinant :
🎥 À regarder :
WeCrashed sur Apple TV+
The Dropout sur hulu
Silicon Valley sur MyCanal
Super Pumped (franchement j’ai pas passé le premier épisode mais bon elle trouvera peut-être preneur, c’est sur MyCanal)
👂 À écouter :
Meta de choc d’Elizabeth Feytit, saison 1 épisode 2
📚 À lire :
The Valley: une histoire politique de la Silicon Valley, Fabien Benoit
La siliconisation du monde, Eric Sadin
Pour tout résoudre, cliquez ici ! L’aberration du solutionnisme technologique, Evgeny Morozov. Voici une fiche de lecture synthétique des grands concepts qu’on y retrouve. Morozov est un chercheur spécialisé dans les implications du progrès technique et numérique.
Le temps donné dans le travail domestique et de care, Matxalen Legarreta Iza in Multitudes, 2009
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Pew Research Center, 2017
Le Figaro avec AFP, 2021
Définition du Larousse