Différence et répétition : l'éternel retour de la rentrée
Être jeune actif·ve, c'est découvrir que septembre n'est pas intrinsèquement lié à un renouveau. Je n'ai pas disséqué la thèse de Deleuze, mais cette newsletter lui emprunte son titre.
Quelque chose que j’ai hérité de l’enfance : l’été précède un nouveau départ. L’été lui-même est synonyme de nouveauté : nouveaux endroits, nouvelles personnes, nouvelles manières de parler, d’agir, de penser ; mais toutes ces nouveautés s’actualisent en septembre, lorsqu’on se les approprie. La rentrée est comme un spectacle préparé durant deux mois, au cours duquel on expose une nouvelle version de nous-mêmes.
Sartre affirme que la liberté humaine est absolue1, car les humains sont libres de prendre toutes les décisions qu’ils veulent. Ils n’ont, essentiellement, aucune contrainte. Cependant, dit-il, cet infini de possibles donne le vertige, et la responsabilité de sa propre liberté, de l’angoisse ; d’où sa sentence : “nous sommes condamnés à être libres”.
Alors, pour calmer l’angoisse, on se raconte des histoires. On s’invente des contraintes, pour limiter petit à petit le champ des possibles, jusqu’à n’arriver qu’à une seule situation envisageable, et bien pratique : la nôtre. C’est, en termes existentialistes, de la mauvaise foi.
Je crois que l’été, parce qu’il nous éloigne du rôle que l’on choisit de jouer à l’année, nous rappelle à cette liberté, et que septembre est emprunt de mauvaise foi, puisqu’il nous ramène au script initial. Quelquefois cet été, je me suis sentie comme Mr. Nobody, ce personnage qui vit toutes ses existences potentielles à la fois. Et je me demande laquelle je peux encore choisir, s’il est encore temps d’essayer un autre récit. Peut-on vivre plusieurs vies au sein d’une seule ?
Nadia Waheed m’a expliqué qu’elle aime peindre les différentes facettes des femmes, elles qui sont souvent réduites à une seule dimension. Ce tableau m’évoque toutes les identités que je pourrais avoir ; autant de potentialités qui nourrissent mon moi réel.
⛓ Dans la mythologie grecque, les Danaïdes sont condamnées à remplir éternellement un tonneau percé. C’est une image souvent reprise en philosophie pour aborder le désir. La répétition sans progression est donc un châtiment.
Dans The Cut, un·e anonyme demande comment supporter sa “average life” (et ici traduire serait trahir, car qui sait s’iel la trouve ordinaire, ou médiocre ?). Et moi qui ne vis plus au rythme des rentrées scolaires depuis seulement deux ans, et qui dois revenir à un mois de septembre qui a tout en commun avec juillet, juin, avril, ou mars passé, je me demande : comment supporter la répétition ?
Souhaiter la répétition car elle est le signe d’une bonne vie
Revenir à la normale et aux jours qui se ressemblent, c’est aussi avoir la chance d’avoir un quotidien stable et sécurisant. C’est un bon test pour savoir si les choix qu’on a pris nous conviennent réellement ou non. Pour Nietzsche, l’humain doit vivre sa vie d’une telle manière qu’il apprécierait de la revivre éternellement :
Le poids le plus lourd. — Et si un jour ou une nuit, un démon venait se glisser dans ta suprême solitude et te disait : “Cette existence, telle que tu la mènes, et l’as menée jusqu’ici, il te faudra la recommencer et la recommencer sans cesse; sans rien de nouveau, tout au contraire ! La moindre douleur, le moindre plaisir, la moindre pensée, le moindre soupir, tout de ta vie reviendra encore, tout ce qu’il y a en elle d’indiciblement grand et d’indiciblement petit, tout reviendra et reviendra dans le même ordre, suivant la même impitoyable succession … cette araignée reviendra aussi, ce clair de lune entre les arbres, et cet instant, et moi aussi ! L’éternel sablier de la vie sera retourné sans répit, et toi avec, poussière infime des poussières !
F. Nietzsche, Le Gai Savoir, IV, 1882
Le thème de la répétition est fascinant, d’une part car celle-ci est intimement liée au bonheur : bien que cela semblerait logique, il ne suffit pourtant pas de répéter infiniment la même bonne journée pour être heureux. D’autre part, car la répétition est au coeur de la sobriété : si l’humain se contentait des mêmes paysages, des mêmes vêtements, des mêmes activités, au cours d’une vie, l’environnement se porterait mieux.
C’est dans cette insatisfaction liée à la répétition que les tendances trouvent leur moteur, et avec elles, les entreprises, dont la survie dépend du renouvellement. Il est pourtant fictif : combien de collections sont-elle vraiment nouvelles ? Peut-on collectivement faire ce constat et redorer le blason de la répétition ?
Le confort et l’exigence de la répétition
Il y a deux ans, je travaillais pour un torréfacteur de café. Venant plutôt des industries culturelles et créatives, rythmées par les actualités et les événements plus ou moins mondains, j’ai été surprise par l’importance de la répétition. Pour torréfier et extraire le même café tous les jours, et ainsi gagner la confiance d’une clientèle qui en fait un point de repère quotidien, il faut faire les mêmes gestes à l’identique. De la répétition naît l’excellence.
Ma période dans ce café a été ma phase la moins créative stylistiquement parlant. Je me souviens avoir tourné entre 3 tenues. Je ne prenais pas de risque, ne perdais pas de temps à chercher quoi mettre le matin, et trouvais du réconfort dans le fait d’avoir une sorte d’uniforme, comme un personnage de dessin animé. C’est une idée qui me poursuit : je me souviens en avoir discuté avec des artistes, pour qui la créativité devait se déployer ailleurs. C’est une idée séduisante, transgressive et écologique. Je vous invite à lire l’interview d’un homme qui porte la même tenue tous les jours car il se sent bien dedans.
De mon côté, j’en ai eu marre au bout de quelques mois. Le confort de l’identique a été remplacé par une vague déprime : je ne parvenais plus à être moi-même sans créativité vestimentaire.
Haley Nahman a dédié un numéro de sa newsletter Maybe Baby aux routines court-terme, un bon équilibre entre l’efficacité de la répétition et la joie de changer de rythme.
Les micro-trends signent-elles la fin des tendances ?
À rebours de la technique de l’uniforme, je pense aux micro-trends, ces tendances qui émergent et disparaissent très rapidement, et qui génèrent des achats compulsifs et des ruptures de stock mondiales. Bien qu’elles ne soient pas nouvelles, l’accélération de la circulation d’informations (TikTok) et du transport de marchandises (Amazon), couplée à l’essor de la fast fashion (Shein), en font un phénomène qui affole autant les écologistes que les analystes de tendances.
Pour l’influenceuse Emma Chamberlain, ces micro-trends rendent indiscernables les grandes tendances (discutable, notamment puisqu’elles en font partie). Par ailleurs, le partage d’une prédiction de tendance sur les réseaux sociaux agit comme une prophétie autoréalisatrice, et avant que l’on puisse voir si la prédiction est bonne ou mauvaise, les millions de personnes qui y ont été exposées l’ont déjà adoptée. Que se passerait-il si ces analystes annonçaient la poursuite d’une trend pour la rendre durable ? Les plateformes survivraient-elles à 2022 ?
Les microtrends alimentent la fast fashion : pouvoir s’acheter la robe Zara en vogue à 35€ confère une illusion de pouvoir d’achat, d’autonomie, et d’appartenance.
La démission silencieuse, une fausse trend ?
La très large couverture médiatique dont bénéficie le Quiet Quitting, ou “démission silencieuse”, est assez risible. Pour rappel, ce terme définit le fait de faire son job, ni plus, ni moins. Si le fait de le nommer signale bien qu’il y avait un problème de surinvestissement auparavant, la formule choisie est néfaste : pourquoi associer un niveau d’engagement contractuel à une démission ?
La construction du “phénomène” est intéressante : le mot clé cumule 90 millions de vues sur TikTok, donc la presse en parle, donc il devient un phénomène. Pourtant, en y regardant de plus près, il est difficile d’y voir un intérêt. C’est un non-événement. Comme le dit cette DRH interrogée par le New York Times : “This is the most worthless term.”
L’Être et le Néant, Jean-Paul Sartre, 1943
Pour les existences potentielles de Mr Nobody, une super analyse ici : https://www.youtube.com/watch?v=ANUunK6kiqU&ab_channel=LikeStoriesofOld