Prisme #2 : Burger King 100% vegan, ou nos dissonances cognitives dans l'alimentation
Plusieurs chaines de fast food rendent accessibles des produits veggie. Deliveroo France reçoit sa première condamnation pénale. Où va le secteur de la comfort food ?
Salut salut 👋
J’ai arrêté de manger de la viande il y a deux ans. A l’époque, plusieurs de mes collègues étaient déjà végétariens, et j’en avais profité pour leur demander ce qui les avait poussés à changer de régime. Je m’interrogeais particulièrement quant aux raisons du stagiaire en production qui allait chercher tous les midis un tacos falafel-raclette, faisant ainsi un pied-de-nez à mon idéal-type du végé-écolo-foodie fini à l’épeautre. Je vous livre le récit de son épiphanie :
“Il y a un ou deux ans, j’ai été invité à passer un week-end dans une ZAD, au sein d’une communauté autogérée. La cuisine était végétarienne, et c’était juste trop bon ! J’avais jamais rien mangé d’aussi bien cuisiné. Alors, en rentrant, je me suis dit que j’allais devenir végétarien, parce que c’était meilleur”, conclua-t-il en mordant dans son tacos.
Dans ma surprise, je me suis aussi rendu compte que j’avais moi-même une image stéréotypée des végétariens : ils devaient être des activistes, pleins de conviction et de recettes aux graines, fuyant la malbouffe, les fast food, et la droite, bref : renonçant au confort.
Moi qui étais fan de magret de canard, arrêter la viande m’a semblé être particulièrement sacrificiel. J’ai remarqué qu’au restaurant, si le steak ou le poulet sont souvent servis avec des frites, le poisson (que je mange encore) est quasiment toujours accompagné de sa julienne de légumes. A la lecture des menus, je comprends que le plat sans viande est aussi celui conçu pour les personnes au régime, les personnes intolérantes au gluten, les personnes qui ne mangent pas de porc, etc. Le plat sans viande du restaurant est un plat fourre-tout pour tous ceux qui se privent des plaisirs de la table.
Pour compenser le manque, j’ai souvent des envies de gras, de fromage, ou de substitut de viande. Ces envies me rassurent, car elles me font dire que je peux encore me faire plaisir. Il m’est aussi arrivé de commander des burgers au halloumi sur Deliveroo ou Uber Eats, un peu parce que j’avais la flemme de sortir, beaucoup parce que je n’en ai jamais vu au menu des enseignes de mon quartier. La culpabilité pointe alors le bout de son nez et me pose la question fatidique : agir pour une bonne cause t’exempt-il de faire d’autres efforts ? Me priver de viande me donne-t-il plus le droit de contribuer à l’exploitation des livreurs ?
(Non.) (Mais.) Sans doute les végés sont-ils plus réceptifs aux discours de protection des animaux, des droits sociaux, de la cause environnementale, sans doute sont-ils plus enclins à réaliser d’autres actions jugées éthiques. Toutefois, je pense qu’on gagnerait plus à rendre ces modes de vie désirables en organisant un nouveau circuit de récompenses. Des gros groupes très critiqués pour leur coût environnemental et social comme Starbucks, Burger King, ou Deliveroo, l’ont compris et adaptent leur menu, et je me demande jusqu’où ira le vegan-washing.
Bon appétit 🥦
🍔 Extension du domaine du fast food
Depuis janvier 2022, plusieurs chaines de fast food ont annoncé des mesures favorisant l’accès aux produits végétaux :
Starbucks UK ne fait plus payer de supplément sur les laits végétaux (£0,40)
McDonald’s a lancé son premier burger 100% végétal, le McPlant (USA et UK)
Le plus gros Burger King de Londres va être 100% vegan pendant un mois. La chaine a déjà ouvert une enseigne végétarienne à Madrid, et vient de lancer un burger végétarien en France.
👉 Pourquoi ?
💸 Money money money : le marché des aliments d'origine végétale représentait 29,4 milliards de dollars en 2020 et pourrait atteindre 162 milliards de dollars en 2030, soit 7,7% du marché mondial des protéines. (Bloomberg, 2021)
La trend n’est pas uniquement portée par les végé mais aussi par les flexitariens (Insider, 2020). D’après des blagues récurrentes sur TikTok, l’industrie du lait végétal serait quant à elle entièrement portée par les lesbiennes.
Dans l’article “How did soy milk get so queer ?”, l’auteur tente de comprendre pourquoi le lait végétal est si emblématique de la culture queer. On peut remonter aux années 70s, lorsque les mouvements militants pour les droits des homosexuels, des animaux et de l’environnement ont convergé autour d’un désir commun : abolir la hiérarchie établie. S’ajoute à cela une fake news assez répandue selon laquelle le lait de soja, parce qu’il contient de l’oestrogène, féminiserait le corps. De la même manière que la viande rouge est associée à la virilité, le lait végétal est associé à la féminité.
🔥 Hot take :
Les marques américaines ont compris que ne pas manger de viande ne signifie pas ne pas aimer la comfort food. C’est toujours bien de voir éclore de nouvelles options végé, mais cette capacité des chaînes de fast food (et du capitalisme ☭) à s’adapter coûte que coûte me fait grincer des dents. Ce n’est pas une option végétarienne qui va compenser leur coût environnemental et social, mais cette option peut suffire à récupérer des clients qui étaient sortis du circuit, et potentiellement devenus des détracteurs.
📱 Est-il trop tard pour sortir de l’économie de la flemme ?
👩🏻⚖️ Un vague espoir du côté légal
Le 16 mars dernier, la société Deliveroo France a été reconnue coupable de travail dissimulé et condamnée à 375 000 euros d’amende. 3 de ses ex-dirigeants ont reçu une peine d’emprisonnement de 12 mois avec sursis.
Dans ce compte-rendu fourni par Le Monde, on lit que la procureure entendait faire tomber la fiction entretenue par Deliveroo depuis sa création en 2013 à Londres, et qui repose sur deux mythes mensongers :
Deliveroo ne serait qu’une plate-forme de mise en relation entre des clients, des restaurateurs et des livreurs. Or, dans les faits, l’activité de la société repose entièrement sur son service de livraison, et donc sur ses livreurs non-salariés.
Ces livreurs seraient totalement indépendants car libres d’accepter ou non les courses, et de choisir leurs horaires. Or, l’enquête a prouvé qu’ils étaient soumis à un lien de subordination permanente. Pour la sociologue Sophie Bernard, cette subordination passe par le management algorithmique imposé par ces sociétés. (Le Nouvel Esprit du salariat, Puf, 2020)
Un procès similaire a eu lieu à l’encontre de Deliveroo Belgique en décembre 2021, mais qui a donné raison à la société, et non aux 115 travailleurs qui avaient saisi la justice. Le lendemain du verdict, la commission européenne a proposé une directive visant à améliorer les conditions de travail des travailleurs de plateformes digitales. Elle est encore en cours de consultation.
🤱 Sommes-nous prêts à ne plus avoir la flemme ?
Gurvan Kristanadjadja, journaliste pour Libération, et auteur de Ubérisation, piège à cons ! (Laffont, 2021) décrit ce qu’il appelle l’économie de la flemme : on se fait servir à peu près tout, sans sortir de notre canapé, grâce à des livreurs qui n’ont pas d’autre option pour gagner leur vie.
S’il y a évidemment un gros facteur flemme, j’observe aussi une division sociale du travail poussée à son paroxysme. Se faire livrer un plat tout fait nous permet d’économiser du temps, qui est facilement réinvesti dans des heures de travail. C’est particulièrement explicite avec la société de livraison Frichti, “Cantine 2.0”, qui cible les employés de bureau. L’idée est de se faire livrer un plat “sain”, sans perdre de temps à le préparer ou à aller le chercher, et ainsi d’avoir une pause dej’ qui soit la plus courte et efficace possible.
Peut-être faut-il arbitrer individuellement : entre cuisiner pour soi-même, et travailler une heure de plus, quelle action me donnera le plus d’indépendance ?
Je pense à Hegel et à sa dialectique du maître et de l’esclave, qui m’a beaucoup marquée. En résumé : dans une relation de servitude, l’esclave est en relation directe avec l’objet, qu’il travaille, connaît et maîtrise. Le maître, inactif, jouit du produit fini, mais ne saurait pas effectuer ce travail. Il perd peu à peu en autonomie et devient donc lui-même dépendant de l’esclave. Selon Hegel, cette situation va inévitablement mener à un conflit et à un renversement des rôles.
Ecoutez ce podcast de France Culture pour aller plus loin.
Cette théorie est séduisante et a d’ailleurs inspiré les travaux de Karl Marx sur la lutte des classes, mais je pense malheureusement que c’est assez mal parti pour qu’elle s’actualise. Entre autres raisons, parce qu’être livreur ne permet pas de développer une expertise, contrairement à ce que les ex-dirigeants Deliveroo clament. Lors du procès, un livreur entendu comme témoin avait résumé : « On prend une commande, on monte sur le scooter, on va d’un point A à un point B, et voilà ».
🎞️ Soirée film garantie feel bad
Pour aborder ce sujet en images, je vous recommande ces films :
La guerre de centimes de Nader Ayach : court-métrage documentaire qui suit deux coursiers à Paris.
Sorry we missed you de Ken Loach : long-métrage de fiction autour d’un père de famille qui découvre l’envers du décor des contrats de livreurs.
Les délivrés de Thomas Grandrémy : documentaire sur l’organisation militante de livreurs, diffusé sur LCP mais je ne trouve pas de lien VOD / replay.
Si vous avez d’autres films ou documentaires à recommander sur le sujet, laissez un commentaire ☝️
Déjà fini…
J’ai essayé d’aller à l’essentiel pour ce numéro spécial Comfort food, mais les sujets sont passionnants et j’ai encore plein de choses en stock à vous mettre sous la dent ! Quel sujet aimeriez-vous que je développe pour une autre fois ?
Hello! Sur ces sujets je recommande les épisodes du Podcast "Bouffons" #128, consacré aux livreurs des plateformes, et #132, qui parle de l'essor des dark kitchens durant la pandémie
Merci beaucoup pour cet article particulièrement éclairant !
Sur le topic conscience VS plateformisation, Judith Duportail a consacré un épisode du podcast "On peut plus rien dire" à ce sujet :)