Face à la chute des températures, et comme chaque hiver, je me réfugie dans des escapades intérieures. Petite, c’était la période de l’année durant laquelle je lisais le plus, je regardais des films, et je dessinais. Loin du monde extérieur, sombre et froid, je me réchauffais auprès de mes mondes imaginaires.
Cette année encore, je ressens le même besoin. Cependant, est-ce dû à mon âge ou à ma génération, je trouve aussi depuis quelque temps du réconfort dans les récits de vie de créatrices de contenu et influenceuses. Je n’aurais pas cru y être sensible un jour, pourtant certaines vidéos, qui relatent un quotidien assez simple et lent, m’apaisent et m’inspirent.
Ces vidéos sont des exemples de storyliving, une forme de storytelling. J’ai le sentiment que ce besoin d’échappatoire grandit, et avec lui le besoin de nouveaux récits qui pourront altérer la réalité, voire la nier.
Ainsi, plus tôt dans l'année, Disney a annoncé Storyliving by Disney, des quartiers résidentiels infusés de son univers féérique.
Ce que je trouve surprenant et intéressant dans ces propositions, c'est que la promesse d’émerveillement qui s’en dégage ne repose pas sur quelque chose d’extra-odinaire. Ce storyliving ne fait que mettre en lumière les banalités du quotidien, l’infra-ordinaire dont Perec regrettait qu’il ne soit pas observé et raconté autant que l’extra-ordinaire.
J’ai voulu explorer ces nouvelles échappatoires - ici, toutes marketing, car la littérature, le cinéma, ou les voyages remplissent déjà ce rôle depuis longtemps ; avec une arrière-pensée : le storyliving du quotidien, en magnifiant le banal, peut-il nous amener à la sobriété ?
Storyliving by Disney : rester enfant, coûte que coûte
Nous n’atteindrons pas la sobriété grâce à Disney. Ceci étant dit, leur dernier projet témoigne bien d’un besoin de nouvelles réalités.
“De plus en plus de fans cherchent de nouvelles façons de faire de Disney une plus grande partie de leur vie” : ainsi commence le communiqué de presse de Disney annonçant la construction de Storyliving by Disney, des quartiers résidentiels “imprégnés” de l’univers Disney. Le premier devrait ouvrir à Palm Springs en Californie, et les ventes sont annoncées pour 2023.
Si le projet peut sembler délirant, il est pourtant en cohérence avec l’histoire et la mission de la marque. À la création du premier parc d’attractions en 1955, en Californie, “Disney répond à une demande inconsciente de reconstruction d’une idéalité perdue, celle de l’Amérique d’avant la grande crise de 1929” nous dit Virginie Picon-Lefebvre dans La fabrique du bonheur. Fidèle à l’esprit démiurgique américain hérité de la Manifest Destiny, Disney se pose en force divine capable de réenchanter le quotidien de tous·tes.
Le projet a immédiatement été jugé dystopique par la presse et sur les réseaux sociaux. On a toujours un frisson d’horreur lorsqu’on regarde d’un oeil adulte les mécanismes des contes destinés aux enfants (je ne sais pas si vous voyez ce sketch de Gad El Maleh sur Mickey Mouse qui prend sa pause clope ?).
Cette proposition est l’équivalent Disney de l’espace pour Elon Musk ou du metavers pour Mark Zuckerberg ; une quête d’une réalité supportable pour les décennies à venir.
🥄 Influenceur·ses de l’infra-ordinaire
Ce qui se passe vraiment, ce que nous vivons, le reste, tout le reste, où est-il ? Ce qui se passe chaque jour et qui revient chaque jour, le banal, le quotidien, l’évident, le commun, l’ordinaire, l’infra-ordinaire, le bruit de fond, l’habituel, comment en rendre compte, comment l’interroger, comment le décrire ?
Georges Perec, L’Infra-ordinaire, Seuil, 1989
Ce n’est pas le cas de toustes, mais certaines vidéos de créateurices de contenu donnent à voir le quotidien, apparemment sans artifices. Des vidéos de personnes rangeant leur appartement, dessinant, ou lisant, attirent des milliers de likes. “Ce qui se passe chaque jour et qui revient chaque jour” aurait-il remplacé ce qui sort de l’ordinaire ? De la même manière que Perec a haussé les petites cuillers au rang de sujet littéraire, ces influenceur·ses peuvent-ils créer du désir pour le banal ?
Le voyeurisme des vidéos “a day in my life”
Catégorie de vidéos énormément présente sur YouTube et TikTok, les vidéos “day in my life” relatent la journée d’une personne. Elles peuvent aussi bien être une compilation en 60 secondes de sorties au restaurant et au bar qu’une vidéo de 15 minutes de tâches ménagères. J’y ai beaucoup recours pour me projeter dans un voyage ou dans un autre mode de vie.
Parmi les YouTubeuses que l’on m’a fait découvrir récemment, Fran Meneses est une illustratrice habitant à Brooklyn. Elle parle assez peu dans ses vidéos “diaries” et se filme en train de faire ses tâches du quotidien, du café du matin à l’aspirateur. Ses vidéos sont très reposantes à regarder, elles sont comme une invitation à partager un quotidien assez lent et concentré autour de sa routine.
Dans un article récent de Vox, signé Rebecca Jennings, on lit que ces vidéos témoigneraient d’une nouvelle vision des réseaux sociaux, qui ne serviraient plus uniquement à montrer les meilleurs moments de notre vie, mais aussi le quotidien.
Ces vidéos ont le pouvoir de magnifier le quotidien, autant pour le/la créateur·ice que pour le/la visionneur·se. Filmer quelque chose lui donne de la valeur, car on estime que c’est digne d’être enregistré, on le voit sous un nouvel oeil ; de l’autre côté, le fait de voir une tâche que l'on fait tous les jours mise en valeur dans une vidéo nous motive.
“Les vidéos “une journée dans ma vie” sont autant d’opportunités de voyeurisme, évidemment, mais elles apportent aussi une certaine satisfaction sur un plan humain plus fondamental : en regardant les autres être productifs, nous arrivons à nous sentir productifs nous-mêmes.”
Rebecca Jennings, The irresistible voyeurism of “day in my life” videos, Vox, Dec. 2022
La post-production de ces vidéos permet également d'ajouter une part de fantaisie au quotidien. La musique, les dessins et les textes sont autant de manières d’augmenter la réalité.
Le storyliving décortiqué
Pour comprendre la force de ces vidéos, je vous propose un résumé de l'analyse du storyliving dédié aux marques, proposée par la chercheuse Stéphanie Marty. Elle décrit le storyliving comme étant un storytelling expérientiel, situé, dépublicitarisé, et ludicisé.
Expérientiel : les influenceur·ses se montrent en train de faire l’expérience du produit. Par exemple dans des unboxings ou des hauls, des OOTDs…
Situé : les influenceur·ses offrent des expériences de consommation ancrées dans le scénario de leur vie quotidienne et sociétale, qui doivent générer un sentiment de proximité chez les followers ; c’est le cas des morning routines.
Déplucitarisé : les crétaur·ices de contenu mettent en scène des produits dans le registre de l’intimité : au lit, dans la salle de bains. Ces moments de l’intime, couplés à l’esthétique “homemade” des vidéos (tournées sans focus, un peu à la va-vite), leur donnent un caractère authentique.
En livrant ce type de scènes, habituellement coupées au montage, ils donnent accès aux coulisses de leur vie et de leur consommation, interrogeant simultanément la mise en scène de l’intimité et la porosité de la frontière intimité/extimité (Tisseron, 2001) chez les influenceurs.
Ludicisé : les influenceur·ses ont recours à des initiatives ludiques pour ludiciser leur quotidien et le récit des marques ; par exemple des challenges.
Source : Marty, Stéphanie. « « Swipe up » et « codes promo » : quand les influenceurs donnent vie à un storyliving dédié aux marques », Communication & management, vol. 18, no. 1, 2021, pp. 47-65.
Influencer vers la sobriété ?
Même si ces vidéos n’ont pas remplacé la lecture ou le visionnage de films de fiction, elles se sont fait une place à côté, entre documentation utile et contes inspirants. Les vidéos citées ci-dessus ne reposent que très peu sur des partenariats marchands, et se substituent davantage aux journaux intimes qu’aux publicités.
À l’image de cette vidéo de Leah’s Fieldnotes, qui donne envie de faire du maraîchage dans la campagne anglaise, les vidéos faisant l’éloge d’une vie simple ou du slowliving pourront-elles promouvoir la sobriété ?
Aujourdhui, et de ce que j'en ai perçu, ces vidéos ne rapportent pas ou peu de revenu aux créateurices, qui utilisent plutôt d'autres canaux pour les partenariats. À la lecture des commentaires des videos citées dans ce numéro, j'ai l'impression que celles-ci donnent réellement envie de jardiner / ranger son appartement / recoudre un pantalon. Néanmoins, pourrait-on imaginer un partenariat avec une marque pour promouvoir la sobriété ? Est-ce pragmatique, ou contradictoire ? Enfin, on sait aussi qu'il y a un coût au fait de faire de son quotidien sa matière première. Je vous conseille deux podcasts ci-dessous pour écouter des témoignages sur le sujet !
📚 À lire, regarder, écouter :
(Podcast) LSD, France Culture : Influenceurs influencés : faire de sa vie privée un métier
(Podcast) La Poudre, Spotify, Episode 118 : Féminismes et influence
(Film) Sans Filtre, Ruben Östlund, 2022
(Série) Mood, Channel 4
(Article univ.) Le blog d'adolescent : à la frontière de soi, du réel et du virtuel Emmanuel Nicaise, Alex Lefebvre dans Cahiers de psychologie clinique 2010/2 (n° 35), pages 93 à 113
(Livre univ.) Valérie Patrin-Leclère, Caroline Marti de Montety, Karine Berthelot-Guiet, La fin de la publicité ? Tours et contours de la dépublicitarisation, Lormont, Le Bord de l'eau, coll. « Mondes marchands », 2014